Ravier et l'aquarelle

« La nature intime du ton »

Ravier aimait passionnément l’aquarelle. Il en a appris les secrets en Italie. La fluidité, le glissement sur le papier, les coloris, la finesse des tons, tout cela le grise. La difficulté de cette technique qui ne pardonne pas le mauvais geste convient à son caractère exigeant.

On le sait, l’invention de la peinture en tube ou en godets au milieu du siècle fut une innovation qui facilita la vie des peintres, alors que tous ceux qui partirent en mission héliographiques à travers le monde avant 1840 ne purent en bénéficier.

L’huile et la gouache réputées pour être des mediums opaques se différencient de l’aquarelle qui offre au peintre une transparence qui ne s’acquiert qu’avec du métier et de la pratique.

On connaît le succès de l’aquarelle en Angleterre dès 1804, mais ce n’est qu’en 1881 que la Reine Victoria déclara que l’ancienne Société des Peintres Aquarellistes s’appellerait Société royale de peintres aquarellistes (Royal Society of Painters in Water Colours)  et un siècle plus tard la Royal Watercolour Society. L’Angleterre envoie à l’Exposition Universelle de Paris de 1855 une centaine d’aquarelles de ses meilleurs interprètes : Le succès est immense et surprend les artistes français qui redécouvrent le pouvoir plastique de ce moyen d’expression. Ce phénomène s’étend en Europe et en France alors que Ravier a déjà 41 ans.

Rome au loin, aquarelle s.p. SBD, 21x30cm. SVV Ader, Paris, 2017

Historiquement, Ravier utilise l’aquarelle dès sa jeunesse. A Rome, entre 1840 et 1847, nombre de ses études témoignent de son habileté.  Les œuvres choisies par Paul Jamot en vue d’une donation au Louvre en 1907 le prouvent aisément. (Vue d’une villa romaine, Musée d’Orsay ; le Tibre à Aqua Acetosa, etc.)

Nous ne pouvons écarter l’hypothèse que Ravier ait repris plus tard des sujets romains dans le silence de son atelier car certaines de ses œuvres italiennes les plus abouties sont exécutées à l’huile et à l’aquarelle sous un même angle.

Quelques splendides aquarelles exécutées dans la campagne romaine, le long de la Promenade du Poussin ou au bord du Tibre, réunies pour la première fois et montrées à l’exposition du Musée de Lyon en 1996, témoignent d’un talent très prometteur. L’impression d’infini, de calme, d’immensité, de clarté et d’équilibre se dégage de l’œuvre qui germait dans le terreau latin de la patrie d’adoption de Ravier.

Le peintre Louis Français qui séjournait à Rome en même temps que lui, constatait que « Ravier était toujours bien assis » lorsqu’il s’agissait de choisir le lieu d’où saisir le motif.  « Il lui fallait beaucoup de temps pour s’y décider mais ne se décidait jamais lorsque le site ou l’effet ne l’intéressait pas beaucoup …
Sa personnalité comme peintre sinon comme poète s’affirma lorsqu’il commença timidement à colorer plusieurs de ses dessins de la campagne romaine… ses compagnons apprécièrent bientôt le style, le  blond coloré, et surtout l’enveloppe de ses premières études…ses aquarelles ont un charme exquis, conservent toujours une transparence absolue…
Plus tard Ravier accomplissait des prodiges, mais il n’était jamais complètement satisfait.
 » Deux écueils sont redoutables, si l’on cherche trop la couleur, on risque de devenir lourd ou sombre, et si l’on tombe dans la peinture claire, la
coloration devient facilement fausse ou faible. Dans cette voie-là, ajoutait- il, Claude Lorrain, plus que personne a pu approcher près du but mais sa couleur est tellement montée de ton que parfois elle paraît lourde… ;  j’aime Turner, sans qu’il ait pu d’avantage atteindre le but que nous recherchons à atteindre. » » Félix Thiollier, op.cit. 1899, p.63

Le Tibre le soir, 1842, 35x57cm, coll. part.

A Rome où les artistes paysagistes « pleinaristes » abondaient, leurs passages obligés demeuraient pour tous sensiblement les mêmes. Or Ravier ne semble pas s’intéresser aux sites célèbres, aux monuments antiques ni aux basiliques. Ses aquarelles ne montrent que des lieux désolés et sauvages, d’une élégiaque beauté. Il use d’harmonies apaisantes aux tonalités fondues et à la lumière cristalline aux infinies nuances.  Il a 28 ans…

Pour la petite histoire, lorsque Ravier repart précipitamment à Lyon en 1848 à cause des événements en France, il a dû laisser là-bas en dépôt chez un ami resté sur place une malle entière remplie d’études et d’aquarelles qui n’aurait jamais été retrouvée. Cette perte l’avait beaucoup affecté… On ne sait donc pas ce qu’il y avait dedans. Mais les aquarelles que l’on redécouvre aujourd’hui témoignent de la qualité de son travail, avec « Ce nouveau langage, synthétique et essentiellement chromatique, jailli des études d’après nature, et la perception d’une réalité qui ne pouvait pas se limiter aux typologies prédéfinies du paysage. »  Ottani Cavina, A. Paysages d’Italie. Les peintres du plein air (1780-1830)

Les rives du Tibre plaine du Latium

Il est certain que la technique de l’aquarelle est, au bout de quelques années à Rome, pleinement assumée par l’artiste et qu’elle réjouit ses ambitions. Déjà la génération précédente des Granet, Boisselier, Bertin, Michallon, Corot, Coignet, avait ouvert la voie avec la peinture de plein air et l’aquarelle en atelier avant 1830. Genre mineur ou pas, Ravier sera paysagiste et entend bien l’être à sa manière. Le recours à l’aquarelle reste un médium presque sensuel pour notre romantique artiste : « Les paysagistes recourent rarement à la peinture à l’huile. Genre mineur, le paysage est plutôt le fait de techniques moins nobles telles que le dessin ou l’aquarelle » Decultot, Elisabeth, Revue d’H.A. de l’Académie de France à Rome 

Les bords du Tibre, aquarelle circa 1844 ; anc. Coll. Charbonneaux

Ce procédé permet ainsi à Ravier, depuis l’arrivée de l’aquarelle en tube,  de décrire rapidement la luminosité dorée ou les effets atmosphériques de la ville éternelle, par des couleurs rendues encore plus  transparentes  par les degrés de dilution, sans épaisseur aucune. Avec l’émulation des peintres en séjour, il progresse et se compare aux autres. La représentation ordonnée du monde était désormais morte pour lui, au profit de la seule présence de l’œuvre et du sentiment niché dedans. L’aquarelle a suscité une vraie fascination pour cette génération avec la nouvelle ouverture des canons esthétiques.

Émergence du talent

Rentré définitivement en France à Lyon en 1848, Ravier « habite les cimetières », noie son chagrin dans la peinture « grande consolation des affligés » puis 5 ans plus tard « fait une grosse bêtise » : il se marie !

Crémieu, aquarelle sur papier, 26x19cm

Il choisit le pays de Crémieu, en Dauphiné, pour s’installer, et entre 1852 et 1867, exécute de très fines aquarelles, dans le village de Crémieu : sous les remparts, dans les allées qui bordent le pourtour, près des portes fortifiées, sur les hauteurs du château Saint Hippolyte, à Champrofond, et sur les chemins de ronde, et plus avant dans la campagne d’Optevoz …

Son style s’affirme, gagne en vigueur, se soumet au métier de l’artiste. Pas toujours à l’aise dans l’aquarelle rapide, il note des effets spéciaux en accentuant un détail par une coloration appuyée, presque opaque. Il laissera toujours visible le trait de crayon, léger ou appuyé sous le pigment prouvant l’immédiateté de sa vision colorée et plastique. Ravier propose une autre vision avec son interprétation virtuose, son époustouflante légèreté de la touche à la fois volubile et aérienne. L’expérience romaine a payé. Ravier gagne, à Crémieu, la souplesse du style et une fébrilité sous-jacente, brillante, puissante, émouvante à la fois. 

Crémieu vu de Champrofond, Aquarelle et crayon sur papier, 22×33 cm, Coll.part
Etude préparatoire Vue de Champrofond, aquarelle sur traits de crayon graphite

Couleur, lumière, synthèse

Etang au soleil couchant Aquarelle et crayon sur papier, 28×36 cm

Dans les tableaux et aquarelles de Ravier datant de l’époque de Crémieu, on trouve en jachère tout ce qui va perpétrer son style si personnel.

Commence ainsi l’évolution vers la couleur de plus en plus claire, vers plus de teintes, plus de lumière, plus de synthèse. Or l’aquarelle est fondamentalement tout cela à la fois : couleur, lumière, synthèse.

La Société des Aquarellistes, à laquelle appartiennent des membres illustres comme Gustave Doré, Isabey, Harpignies, Jongkind, ou Boudin n’est créée qu’en 1879. Or Ravier connaissait bien Harpignies et bien sûr Jongkind, dauphinois comme lui, et les nouvelles de la Société arrivent donc jusqu’à Morestel. Il apparaît que c’est justement à cette période de vie de Ravier, entre 1870 et 1880 que ses aquarelles deviennent les plus belles et qu’il se met à les dater, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant, et ne commettra plus par la suite.

Prolifique et aérien

Morestel, maison de Ravier, aq, s p, 19x13cm.coll part

La dernière période de vie de Ravier s’écoule paisiblement à Morestel entre 1867 et 1895 et pourtant, pendant cette période, son travail est intense à la maturité de la cinquantaine. Il devient enragé de peinture. Des centaines de croquis, ébauches à l’huile ou esquisses à l’aquarelle s’entassent dans ses cartables, car Ravier travaille sur tous les fronts à la fois. Le dessin, toujours soigné dans sa jeunesse, est parfois presque absent dans ces années-là, tant les motifs ont imprimé sa rétine. Les croquis ou annotations rapides ne servent que de mémento pour le travail à accomplir le soir. Toujours très conscient et maître de lui, il s’exprime comme un poète :

« Je sais que je suis un vrai libertin en art, rien que cela, et à ce titre je ne mérite pas tant d’égards. Il est vrai que la morale n’a pas pour cela à se voiler la face — je ne suis libertin qu’avec la nature — je ne suis pas l’honnête et laborieux bourgeois qui, ayant fondé une maison riche et connue, établit honorablement ses enfants dans le monde, non!

Don Juan inoffensif et d’un nouveau genre, je remplis mon carnet de motifs qui me plaisent, et plus heureux que Don Juan, j’en ai plus de mille et trois. Si je n’inscris ni Zerline ni Elvire, c’est un blond matin ou un soir brun. Pour moi il y a des baisers dans l’air, il y a des nymphes et des faunes antiques l’été, par certains vents, sur la mousse, au bord des eaux ou dans les bois, même à cette heure de midi où erre ce démon dont l’Ecriture dit de se méfier; mais surtout, il y a les ineffables tendresses du soir, choses intraduisibles par la parole, vaguement indiquées par la couleur et la forme et qui nous charment comme une musique dont il est impossible de rendre exactement les sons.

« Je suis un artiste inachevé, vous prêcherez plus tard. Il est des choses que vous pouvez faire voir, mais cachez les autres ». À Félix Thiollier, 1883

Il part dans la nature avec son attirail de peintre sur le dos et s’assoit sur son pinchard avec son carnet et, à 61 ans s’exprime ainsi :

« Je vois que ma vie finira par se cantonner uniquement dans cette dernière illusion, l’étude de la nature, et le sondage indéfini de cette chose sans fond. Je crois avoir fait encore quelques progrès du côté de la lumière ! Il faudrait enfoncer Turner ! » (1875)

Etude de nuages aquarelle et crayon s. p. 27x33cm, Coll.part
La Terrasse. Aq s.p. 32x38cm, coll.CBT
La Terrasse. Aq et crayon s.p. 32x42cm, coll.part
Canal à Roche

Avec cette obsession pour Turner, ou plutôt pour son œuvre immense et la facilité d’exécution de cet artiste, il parvient enfin à force de recherche et d’exercice à transcrire des états atmosphériques fugitifs dans un style spontané et personnel, jamais laborieux mais parfois un peu sévère ou grave lorsqu’il manie les tons froids.

Ravier est installé à Morestel dans une vaste demeure depuis 1867, et, lorsque la paix revient en France après la guerre de 1870, la vie reprend son cours. Les couleurs froides de la période de Crémieu laissent place à une palette chaude et lumineuse. Les tons chauds, vert- jaune, vert olive, gris bleuté, des kakis contenant du carmin, des rouges, des vermillons, des violets clairs, et toute une gamme de jaunes : citron, cadmiums, orangés, rosés…. Des hachures de cobalt et de vert acide se substituent aux verts, vert- bleus, terres de Sienne, violets foncés, et des gris saturés des collines de Crémieu.

Pourtant, Ravier appliquait les principes de Newton : « peindre toutes les couleurs de la Nature avec seulement trois couleurs », jaune, bleu, rouge. Au dix-neuvième siècle ces teintes s’appellent jaune cadmium foncé, bleu de Prusse et Carmin de garance foncé. Avec ces trois couleurs, plus le noir obtenu par mélange, et le blanc du papier en réserve, il obtenait toutes les nuances voulues, plus ou moins diluées avec de l’eau. Les couleurs primaires mélangées donnent, on le sait, des couleurs complémentaires ; mais le peintre peut aussi créer des couleurs rabattues lorsqu’il mêle deux complémentaires en proportions inégales.  

Les baigneuses, aquarelle sur papier, s.b.d, 33x24cm, circa 1878, coll. part.

Le bleu cæruleum à base de cobalt (ou bleu céruléen) utilisé surtout pour les ciels est mis au point et commercialisé par le britannique George Rowney à partir de 1860 et sera très prisé par les artistes jusqu’en 1890. Ce sera le bleu le plus utilisé par les impressionnistes pendant 20 ans mais qui le délaisseront à cause de son impermanence et son coût élevé.

Quant au gris qui interrogeait tant Ravier pour sa tonalité sourde ou chargée,  le fabriquait- il par mélange pigmentaire (rouge bleu noir et blanc) ou utilisait- il le fameux gris de Payne mis au point par l’anglais (encore un !) du même nom au début du siècle ? Le rôle du gris est très important pour cette génération de peintres dite romantique. Corot le traite avec d’admirables variations légèrement teintées de bleu, ocre ou vert, permettant d’indiquer l’éloignement des éléments situés au second plan ou sur certaines ombres portées. Le gris permet le passage entre les tons chauds et les tons froids, mais son maniement est extrêmement délicat. Cela captive Ravier, « toujours occupé du mariage des gris et des roux de la saison ».

Il écrit à son ami en 1876 :

« Quand vous irez à Paris, vous me (rapporterez) des couleurs de Windsor et Newton ; ça me fera peut-être faire moins gris […] Corot a mis le gris à la mode […]
J’aimerai sans doute toujours mieux une peinture grise, harmonieuse, transparente qu’une peinture montée de ton, mais lourde. Le défaut dans ce cas, n’est pas le monté de ton, mais le manque de transparence et de tenue. » 
Ravier à Thiollier, 1876.

La palette de Ravier n’est jamais sale et ses aquarelles demeurent toujours pures, délicates, raffinées. Il faut distinguer ses peintures d’étude et ses œuvres abouties condensées, concises, précises à l’aquarelle certainement extra fine. Ses papiers comme ses couleurs sont toujours de bonne qualité.

Ravier emploie tour à tour les techniques de l’aquarelle sèche ou de l’aquarelle humide. Il tient compte en général de la blancheur du papier pour ses fonds.

Cependant il réalise des dégradés du plus clair au plus foncé, et, à sec le plus souvent, il superpose hachures ou sortes de chevrons dans ses ciels. Malgré des arrangements peu orthodoxes, jamais quiconque n’a découvert de maladresses. Ses amis restent passionnés ou interloqués devant sa technique admirablement maîtrisée et admiratifs de sa secrète alchimie.

Quant à la technique humide, la plus naturelle car étymologiquement l’aquarelle est une peinture à l’eau, nous avons la certitude que Ravier l’employait avant, pendant et après l’exécution de sa peinture.  Commençant par mouiller sa feuille, il obtient des effets de coulure en apposant sa couleur, avec un risque majeur de manque de précision. La couleur peut alors filer pour un effet vaporeux, léger ou aérien. Ravier n’aime pas vraiment ce hasard, il veut le maîtriser. Son travail est donc « parfois lourd ou sombre »

Humide, le papier se prête mieux au glissement des couleurs dans des formes préétablies au crayon, sur le dessin préparatoire juste esquissé à la pointe très aiguisée de la mine de graphite. Ravier n’élimine jamais les traces du crayon, elles font parties du cursus de l’œuvre. Les formes estompées ou vagues se combinent avec des contours plus précis à certains endroits de la feuille.

Le pouvoir d’observation de Ravier lui fait attraper « ce que personne n’a vu ». Même aveugle, il dit dessiner ses paysages et ses ciels en rêve. Sa rétine est imprégnée de motifs qu’il connaît par cœur ayant accumulé dans sa mémoire un répertoire de formes si familières qu’une fois sa main sur le papier, la couleur injecte la lumière et métamorphose ses paysages. Il intègre complètement la synthèse  d’aller à l’essentiel sans se noyer dans les détails, et retrouver la fameuse « manière abrégée » de Vélasquez… Ravier a su d’emblée discerner cet essentiel, aller au cœur du sujet, concis, précis, et simplifié parfois.

Sa fièvre créatrice ne l’empêche pas de rester concentré sur ce qui prime : le motif et l’effet. Il sait se soustraire à la description pure, sans détails superflus pour ne pas tomber dans un art pesant ou chargé, tout en  conservant la réalité des lignes principales. Ravier interprète sans jamais modifier la réalité d’un lieu tout en gardant un style très personnel, reconnaissable entre tous. Il arrive parfois jusqu’à une intelligente abstraction des formes, d’une grande créativité. Sa capacité de représentation est totale, son interprétation vient de l’intérieur, et sa conception mentale guide sa main.

Clairière, aqu. sp, 26×32,5cm collpart. HB

« Si comme votre serviteur, vous voulez chercher midi à quatorze heures, vous chercherez, mais pris en vous, non seulement la précision mais aussi le charme, la physionomie ; ce qui fait que notre impression est blonde, brune ou châtaine…vous lui soufflerez la flamme, la passion ; cela vient après, quand cela doit venir, mais il faut que cela vienne car tout l’art vient de là…et vous ferez parler votre peinture, et vous élargirez la manière » à Félix Thiollier, 1874

Le processus de création

Deux catégories d’aquarelles se dissocient chez Ravier : les aquarelles travaillées et abouties, ou les aquarelles alla prima, rapides et nerveuses, d’un premier jet.

Il est bien normal que les deux sortes d’aquarelles coexistent dans les cartons d’un même peintre car elles peuvent être issues du même processus de jaillissement ; l’aquarelle demande beaucoup d’étapes successives pour être terminées, depuis le croquis préparatoire jusqu’à l’achèvement. Si Ravier croque rapidement un motif sur le papier avant d’inviter l’aquarelle, sait-il quand stopper le développement de cet acte créateur ? Au prélude ? Aux premiers essais de couleur ?  Lorsqu’il va esquisser la forme ? Pendant la phase délicate où il va plaquer des couleurs plus vives, intenses et précises, des traits, des obliques, des volumes ? Ou quasiment à la  fin, pour affirmer des contrastes et rehausser des contours ? Ou à la dernière touche, phase favorite, lorsqu’il procèdera à des grattages, des hachures, des taches à sec, des coups de pinceaux et de griffes, avant le complet séchage du papier ? Après le temps d’assèchement, survient la longue et contemplative interrogation de l’artiste sur son œuvre : l’aquarelle sera t- elle retenue, ou le créateur décidera t- il de « la soumettre à l’épreuve du robinet » ?…

« Sans doute, en poussant mes aquarelles, je tombe quelquefois dans le lourd. Celles-là, je n’en veux pas, il faut les laver, les éponger, les gratter. C’est un effort qui n’a pas réussi, mais c’est un effort, et il serait bien plus facile, plus commode de ne pas l’avoir tenté. Je tente tout parce que j’ai la soif de l’inconnu, la folie de la recherche, mais c’est là ma valeur ; c’est imparfait, mais ce n’est pas lieu commun… » Ravier à Thiollier, 1876

Etude La Levaz, Morestel, Aq, sbg, 16,5×13,5cm

Que les aquarelles de Ravier soient enlevées ou sages, elles n’en sont pas moins originales et très personnelles. Une aquarelle de Ravier est reconnaissable entre mille autres par ses variations colorées sous une atmosphère que l’artiste s’approprie totalement.  Il a pourtant peint inlassablement les mêmes sites, des lieux presque ordinaires, des petits étangs qui émaillent la campagne partout près de chez lui, sans aller très loin. Son style interprétatif et synthétique défend sa propre vision d’une lumière toujours changeante. Lorsque ses aquarelles sont travaillées d’après des croquis ou de petites pochades à l’huile, comme autant de notations préparatoires, elles ont parfois cheminé longuement dans l’atelier. Il sonde et s’interroge sur la réalité ou bien le souvenir. Les phases successives et la maturation lente de l’œuvre s’accompliront par un miracle, ou un désastre…

Parfois il décolore en lavant, il adoucit, il restreint. Jusqu’à la suppression. Parfois il rehausse, il intensifie jusqu’à l‘exagération…c’est alors un grand moment d’exaltation !

Ravier aquarelliste est aux antipodes de l’académisme ou du pittoresque très en vogue à l’époque. Sa modernité réside dans l’écriture de son pinceau qui balaye ce qui lui restait de classicisme en sublimant ses petits coins de campagne qu’il métamorphose à sa manière. Dans le silence de ses aquarelles, devant tant de lumière, Ravier transmet tour à tour son enthousiasme dans les fulgurances ou sa sagesse dans la pureté du style sans fioritures. Ses paysages ne racontent pas une histoire, mais expriment un sentiment de ce que la nature offre de plus beau.

En 2021, ses aquarelles interrogent encore son œuvre véridique, émouvante et sincère et nous renvoient à la postérité de cet artiste injustement méconnu.

« Ravier n’est pas un spécialiste », écrira Paul Jamot, « il n’a jamais été l’esclave d’une technique ou d’une virtuosité. Ses aquarelles sont des aquarelles de peintre plutôt que d’aquarelliste. Beaucoup d’entre elles pêchent contre les règles, et ce ne sont pas les moins bonnes…Et suivant l’inspiration du moment et l’humeur de l’artiste, l’œuvre naissait, aquarelle ou peinture, fruit de longues méditations et d’une heure d’enthousiasme […] Tantôt c’est le lavis à grande eau, avec une extrême simplicité de moyens, tantôt, au contraire, il recherche une richesse qui rivalise avec la peinture à l’huile… »