Vous allez apprécier la lecture de ce document : Autobiographie manuscrite rédigée sur un papier brouillon à la sollicitation de Félix Thiollier, probablement entre 1879 et 1880 pour un projet de publications sur l’artiste, parus respectivement en 1888 et 1898. Ravier a 66 ans lorsqu’il consigne ce qui suit :
« La peinture c’est l’homme, ma peinture sympathique, c’est l’homme sympathique. Vous me faites l’honneur et le plaisir de me parler en sympathique, et pour répondre à votre autobiographie, voici à peu près la mienne que vous me demandez :
Lyonnais de naissance, enfance chétive et maladive. Assez grand, assez gros, jadis blond aujourd’hui grisonnant, 65 ans, enfance maladive, le culte de la mère, l’amour de la sœur. La mère et la sœur ont commencé à faire battre ce petit cœur, culte aujourd’hui bien tombé, hélas ! Illusions dont j’ai vu le fond.
Ma première jeunesse est toute d’ardeur mystique. Je fus saint au dire de mes condisciples : tout passe ! A 18 ans le serpent commence à mordre. L’idéal me sauva (en bonne partie au moins), comme St Augustin mon patron je brûlai d’aimer, mais la débauche ne m’a pas abruti.
Mon honnête père, d’une famille légendaire de tabellions mais tombée dans la confiserie par suite de la révolution, n’avait qu’une ambition: réhabiliter la race en faisant des Ravier notaires. Pour ce, point de dessin, métier de gueux aux yeux de mon père, métier de perdition aux yeux de la mère, puisqu’on copie des femmes nues. Donc à 22 ans me voilà à Paris piochant le code ; jugez comme c’était drôle !
En cachette je dessine, au bout d’un an j’envoie un paysage pour la fête du père. Le paysagiste de l’endroit vient à mon aide et trouve cela merveilleux, ce serait pêcher de ne pas continuer… On me permit, tout en exigeant la continuation du droit, et enfin, après un premier examen, reçu capable en droit, je me trouve capable de jeter Cujas aux orties.
Je passais 3 ans à Paris, sans direction, travaillant à mon idée, faisant avec quelques jeunes, qui ne ressemblaient pas à ceux d’à présent des conversations (promenades) sentimentales dont la poésie et l’amour faisaient le sujet.
Ensuite Rome 4 ans ; aurore de réputation faite à bon marché avec des machines dans le genre de la première qui compose mon second envoi, en fait là je les vends sans le chercher.
Il ne tiendrait qu’à moi de me faire une tête mais mon idéal est bien plus haut, toujours études et chasses effrénées, perdu un peu de temps à cela mais vu et observé beaucoup, évité les sentiers battus. Revenu en France, terribles chagrins de famille, enfoncé de plus en plus dans la mélancolie. J’habite les cimetières.
Fais une grosse bêtise comme huit dixièmes des gens. Vu le fond de tout. Tourné exclusivement du côté de la peinture, grande ressource des affligés, tout ça a peut-être servi à l’art. Études, études, études.
Au moral, respect profond de tout sentiment religieux quel qu’il soit, quoique touché dans le scepticisme inquiet et cherchant à voir la vérité absolue. Spiritualiste par instinct et toujours respect de toute opinion qui n’est pas la mienne quand elle est sincère et respecte les grands et incurables principes qui sont le fond de la morale des peuples prétendus civilisés. Mais enragé contre le mensonge qui nous entoure dans toutes les formes, paroles, actions, finesses, habiletés, diplomatie.
Original et misanthrope dit-on. Précisément à cause de cela, ne voulant ni prendre un masque pour jouer mon rôle dans la comédie humaine, ni quelquefois paraître dupe de tous ces bons semblants…
[Suit un paragraphe d’une trentaine de lignes sur la politique et son horreur du sang versé à la guerre.]
Pas homme du monde du tout. Ahuri et bête comme une oie dans un salon, je fais ma patrie tout de même avec ceux dont je connais un peu la langue. Sauvage et même timide quand je suis dépaysé. Bienveillant, familier avec tout le monde même les domestiques s’ils sont honnêtes et de bonne volonté, principe républicain, ayant conservé un peu des idées de l’ancien temps. L’horreur de la mode, l’horripilation de la queue de morue, comme Jean-Jacques j’irai volontiers vêtu en arménien si je ne craignais qu’on dise que je pose [….]
Amoureux toujours jusqu’à la mort, mais en dedans ; je rêve à l’adorée que je dois trouver dans la planète où je transmigrerai. J’aurais donné tout mon talent pour la réalisation du rêve, et je suis dans la position du vieillard du bas-relief de Thorvaldsen qui étend la main pour retenir le petit fuyard….inconciliable quand on a trouvé, j’ai lu quelque part, on se fait gloire d’oublier mais c’est peut-être qu’on ne sent pas.
Et je passe la vie sans jamais m’ennuyer ; après la peinture il y a les livres, l’histoire, les voyages, les poètes. Les Anciens avant tout ; après il y a Hugo, Lamartine, Gautier, Musset, Barbey. Rien des autres, sauf le Passant ; et la solitude se peuple, et je ne demande rien au monde quand il ne donne pas la joie du cœur. Je laisse la foule applaudir Offenbach qui m’ennuie. Je ne crois guère à l’amitié, j’ai perdu la foi, je ne crois plus à l’amour, la nature reste, c’est suffisant, c’est encore l’infini ! «
[N.B.] Nous avons rétabli la ponctuation de ce document autographe, jeté au crayon mine sur le papier brouillon, d’un seul jet, et presque sans ratures. On ignore si Ravier avait pu le mettre au propre. Nous ne conservons que cette ébauche. Après cette lucide autocritique jamais moraliste, nous percevons un homme et un artiste profondément individualiste à la forte personnalité. Ravier tente de définir sans misanthropie les liens qui unissent sa pensée artistique, religieuse, politique et morale à son œuvre. Avec un goût prononcé pour la solitude, Ravier s’explique sur les raisons qui l’ont poussé à n’avoir jamais exposé aux divers Salons officiels de peinture. Avec raison, Paul Jamot avait souligné cette orientation courageuse, mais périlleuse.]
(Brouillon original, fonds CBT)
Je n’ai jamais exposé même à Lyon et n’ai jamais attaché d’importance aux expositions, soit par une espèce de pudeur féminine, soit par le sentiment de mon imperfection en comparant mon œuvre à mon idéal ; j’ai toujours attendu que les experts qui partagent un peu ma folie m’aient arraché quelques-unes de ces machines qui restent des choses intimes. A Rome, il a fallu qu’un Monsieur Moore vienne me prendre des aquarelles pour les exposer au Cercle français. J’aurais dû être flatté du succès, mais je voyais bien plus loin et vous voyez que j’ai fait du progrès depuis. Enfin je ne me croyais pas un homme arrivé. Et cependant je n’avais que deux mille francs de pension, mais des gouts modestes, je suis resté dans mon coin. A présent je pourrais vous montrer des lettres d’artistes de Paris qui m’écrivent «Mais arrivez donc, personne ne fait comme vous à Paris. » D’autres ajoutent même en Angleterre. Eh bien! Espérant toujours me rendre plus digne je dis «l’année prochaine », et je travaille en attendant. Ici même, en pays philistin, bien avant que vous m’écriviez, un marchand de Grenoble, ne pouvant avoir de ces choses, est venu en chercher, les a vendues tout de suite et depuis des mois, m’en demande d’autres ; je n’envoie pas, quoique j’en aie encore. Pour Paris, il y a une autre raison : nature pacifique comme vous avez vu, je n’aime pas la bataille et l’entrée dans le monde, c’est la bataille; il n’y a pas besoin d’être bien malin pour savoir ce que l’on y perd et l’on ne sait jamais bien ce qu’on y gagne ; La Rochefoucauld le dirait au besoin, si je ne l’avais pas vu chez les autres. A quinze ans, je voulais me mettre Chartreux, et à soixante-cinq la même idée me fait l’anachorète de la nature ; je crois que ce doux libertinage ne me rend pas moins heureux que d’aller m’étouffer à la poussière du cirque. » [Pas de suite]