Joseph Mallord William Turner (1775-1851) et François-Auguste Ravier (1814-1895)

petworth Park
Petworth Park, Tillington Church in the Distance, 1828. Tate Britain_ https://www.tate.org.uk/visit/tate-britain

Pourquoi appelle-t-on Ravier le « Turner français » ?

Et non ! Ce n’est pas l’académicien Jean Guitton (1901-1999), admirateur passionné par l’artiste Ravier qui est l’auteur de ces deux mots, comme je l’écrivais en 2007. (Jean Guitton, Peintre des ciels ineffables, Un Turner Français : Ravier, Le Figaro Littéraire, 3 décembre 1964. Exposition Ravier, Musée de Reims.). C’est Paul Jamot (1863-1939). (Vous savez, le conservateur du Louvre, biographe de Ravier en 1921), qui lance la comparaison en 1929 dans un article resté assez confidentiel publié dans L’Illustration. Mais, grâce à cette expression reprise par Guitton, plusieurs fois répétée dans sa carrière d’écrivain et dans ses écrits de philosophe, Ravier fut admis dans la chapelle des grands de la peinture. Voici ce qu’écrivait Jamot : « Ravier […] ensuite replié sur lui-même dans sa solitude campagnarde, de plus en plus passionné pour les phénomènes lumineux, est devenu un visionnaire, une sorte de Turner français (je pense aux aquarelles de Turner, non à ses grands tableaux composés), essayant avec achar­nement de rendre l’irradiation solaire par la couleur, qui, enfin, sans rien connaître de ce qui se faisait à Paris dans les milieux où se préparait l’impression­nisme, a réalisé à sa façon, en coloriste original, à l’aquarelle et à l’huile et en violentant pour les plier à son rêve les moyens de ces deux techniques, les principales ambitions des impressionnistes : vibration de l’atmosphère et poudroiement de la lumière. »  La peinture au Musée du Louvre. École française du XIXe siècle, Pp.110-112.

Alors ?

Comment Ravier a-t-il pu approcher l’œuvre de Turner,  au point qu’il écrive en 1874, 23 ans après la mort du célèbre peintre anglais :

« Je crois avoir encore fait quelques progrès du côté de la lumière. Je veux enfoncer Turner, avec lequel du reste je me sens plus d’analogie qu’avec tout autre, moins les millions, n’ayant pas la bosse commerciale de cet anglais.»… Ravier à Thiollier, Août 1874.

Les récits de la vie de Turner, aussi légendaire que mouvementée, avaient évidemment traversé l’Atlantique. Cet artiste de haut vol, réformateur de l’emploi de l’aquarelle, tellement précoce, avide de plaisirs, sans culture classique, enrichi par le commerce habile et facile de ses aquarelles, est tout de même élu membre de l’Académie Royale à 27 ans. Il y avait de quoi défrayer la chronique… Il est donc compréhensible que Ravier n’ait regardé que le meilleur de ce surdoué, et l’ait admiré dans son étude de la lumière combinée aux cinq éléments, terre, ciel, eau, feu et air. Son rapport au paysage, en tant qu’étude pure et simple, sans le contrôle des genres ni des récompenses, lui permettra de conférer à ses toiles un style si personnel qu’on le comparât à Turner…mais Ravier ne trichait pas !

« Menteur magnifique, Turner l’est dans la moindre de ses œuvres, lui qui, à l’opposé de toutes pratiques documentaires a développé un véritable art de la fiction. Turner, ne l’oublions pas se rêvait poète ». Pierre Wat, Hazan, 2010

Ravier connaissait-il Turner ?

Bien sûr que non ! Leurs dates de vie ne collent pas à la réalité. Paul Jamot a supposé et écrit que Ravier avait traversé la Manche dans les années 1875, à plus de soixante ans donc, cela ne peut être infondé et pourtant… Si Jamot n’a pas rencontré Ravier, il a bien connu Thiollier de 1907 à 1914, et celui-ci aurait pu le lui exprimer… ce qui a contribué à alimenter la confusion dans les esprits. Nous ne pensons pas aujourd’hui que Ravier soit jamais allé en Angleterre : ce voyage n’est jamais mentionné dans la correspondance, pourtant abondante, de Ravier à cette époque. Mais admettons.

Alors, comment connaissait-il si bien le génie de Turner au point de vouloir l’enfoncer ?

Ce qui semble en revanche plus que probable est que Ravier ait eu connaissance du génie de Turner grâce à la diffusion et la publication de son oeuvre dès 1830, (puis à maintes reprises de son vivant  jusqu’à sa mort en 1851), et après 1852, au moment de la découverte retentissante du legs que Turner fit à la nation anglaise…Cet artiste dont on faisait grand cas en France ne pouvait  passer inaperçu pour un peintre paysagiste comme Ravier homme à l’esprit moderne, averti dans ses lectures et passionné d’aquarelle.

On sait que Ravier en homme cultivé parlait l’anglais, le latin et l’italien et qu’il fréquentait des camarades anglais à Rome au Cercle entre 1840 et 1848. Il le dit, il l’écrit.

 Les journaux The Times, The Morning Herald, The Morning Post, les livres de H.E. Leloyed en1838, (2 vol), de John Burnett en 1852, les incontournables Modern Painters de Ruskin entre 1843 (Ravier est à Rome) et 1873, la revue littéraire allemande Athenaeum, tous évoquent le phénomène Turner.  Le procédé de chromolithographie permet depuis peu la diffusion (luxueuse) des images en couleur. A-t-il eu l’occasion de lire plus tard La vie de J.M.W. Turner par Georges Walter Thornbury paru en 1861 ? (British Artists from Hogarth to Turner (1861, 2 Vols.). Ce dernier raconte les détails d’une vie dissolue en manque de publicité de l’aquarelliste britannique le plus raffiné … Eloges dithyrambiques ou critiques acerbes, Turner fait parler de lui, et aucun artiste ne peut l’ignorer.  

De plus, la publication de ses gravures dès 1823, et des volumes de son  « Tour annuel » lors de ses voyages à partir de 1833, alimente la source et accentue la conscience du public. Ces gravures l’ont fait connaître dans toute l’Europe et toute cette « réclame » ne pouvait être ignorée de Ravier, tout provincial et dauphinois qu’il fût.

Turner, infatigable voyageur, s’est rendu en Suisse tous les ans à partir de 1841 et l’on peut imaginer qu’il ait rencontré des artistes sur place, à Genève peut-être ? Or Ravier fréquente tout un réseau d’amis peintres suisses avec qui il travaille régulièrement : Leberecht Lortet, Barthélémy Menn, et beaucoup d’autres. Il paraît alors parfaitement vraisemblable, sinon évident, que sa connaissance du travail de Turner se soit engagée aussi par ces biais-là.  

Cette idée obsessionnelle pour Turner se développe encore avec la fréquentation des amis peintres anglais, et tous ceux, français cette fois, qui ont fait le voyage à Londres, ce qui est plus fréquent qu’on ne le pense, chassés par les événements politiques français.

Puis, un grand ami lyonnais de Ravier, Hector Allemand, (https://www.rhonestampe.fr/arti stes/allemand/) excellent graveur est certainement le meilleur vecteur pour la connaissance du travail de Turner et la voie la plus simple. En plus d’être peintre, c’est un homme d’affaires aisé et un artiste extrêmement sensibilisé à l’art du paysage, voyageant dans toute l’Europe dont l’Angleterre, et visitant les musées, il ramène estampes et peintures pour sa collection personnelle. Les deux amis artistes ont absolument la même conception du métier de paysagiste, en solitaires exigeants et assoiffés de nature.

Félix Ziem, émule de Turner, est à Rome en même temps que Ravier et Achille Gallier, ils se connaissaient bien  ‘Ziem est parti depuis long-tems [sic] ce sont des natures qui courent et qui suivent les étrangers’. (Gallier à Ravier, Rome, février 1849)

Enfin le peintre turinois Antonio Fontanesi ayant séjourné à plusieurs reprises à Morestel chez Ravier, avait vécu aussi en Angleterre ; Il aurait probablement rapporté des reproductions d’œuvres de Turner.

La boucle est bouclée et nous permet d’ajuster toutes les pistes qui établissent des liens entre l’art de Turner et son emprise sur Ravier, ainsi que de douter d’un hypothétique voyage à Londres.

Contrairement à cette expression péjorative courante en France au 19e siècle, Ravier a toujours évoqué l’Angleterre comme une terre de citoyens raffinés et civilisés. A 70 ans, il se confie :

« Je vous avoue qu’à tort ou à raison je me figure être de la race tendre et forte de ces gens qui ont à la fois le bon sens que nous avons perdu, et l’imagination qui a produit Shakespeare, Byron, Turner et tant d’autres qui, pour nous race latine, manquent de goût, dirait Voltaire, mais nous remuent profondément.»  Ravier à Beauverie, 24 déc. 1883

A Rome, Ravier côtoie les anglais au Caffè Greco ou au Cercle. Les artistes expatriés se retrouvent là, le soir après les journées d’étude sur nature ou en académie. La ville fourmille de jeunes aristocrates anglais et d’artistes de tout bord qui  achèvent leur « Tour » d’Europe et Ravier cite dans sa correspondance les anglais : RW Thomas,  Mr Moore, le baron Taylor d’origine irlandaise, Shakespeare,

LEGENDE AQUARELLE PAGE 3 F.A. Ravier – Champrofond, circa 1865 – Aquarelle sur papier James Whatman (Filigrane visible)

Walter Scott,  William Blake, Lord Byron et des « Northmans » (sic) évoqués par le peintre. Détail amusant qui confirme l’homme raffiné et l’artiste exigeant,  Ravier utilise du papier de la firme anglaise James Whatman parfaitement adapté à l’aquarelle ainsi qu’à la photographie, et utilisera exclusivement les excellents pigments de la maison Windsor et Newton

Il a en outre toujours développé un goût vital pour la lecture, la littérature, la poésie, la philosophie française et étrangère. Il lit Byron et Walter Scott…Peut-être a-t-il eu entre les mains des éditions illustrées par le peintre dessinateur et graveur William Turner ?

Enfin, selon sa correspondance il indique qu’il reçoit des amis anglais chez lui à Morestel, et écrit qu’il aime le thé, et qu’avec de la lumière cela suffit à son bonheur …Tout cela ne le rapproche en rien de Turner, mais on serait tenté d’y voir une filiation inconsciente !

Turner et Ravier ont vénéré le même maître en peinture Claude Gelée, Le Lorrain (1660-1682). Que pouvaient admirer de jeunes artistes au début d’un 19ème siècle enfermé dans l’académisme classique où le paysage n’est traité qu’en décor nécessaire, idéalisé et habité de nymphes ou de héros ?

Le traitement de la lumière ! et à un très haut degré d’achèvement… La perfection du métier et la splendeur des couchers de soleil dans les Vues des Ports (1641) du Lorrain ont considérablement influencé une fraction de cette génération dans la conception du paysage et dans ses aspirations à définir la lumière naturelle de l’astre solaire.

Claude Lorrain et Nicolas Poussin, deux artistes universels qui ont inscrit la tradition française du paysage classique et historique dans l’art, en lui conférant profondeur, espace et lumière et ainsi le renouvellement dans la continuité ; deux artistes français qui vécurent, eux aussi, à Rome en leur temps.

« Ravier est un nom de plus à mettre dans la liste beaucoup plus courte qu’on ne croit des artistes doués ; et je prends le mot dans sa signification la plus haute. Le talent n’est certes pas à dédaigner, beaucoup de peintres dans tous les temps s’en sont contentés, mais le don, cette faculté spéciale de partir d’une observation textuelle de la na­ture, d’en être ému, de la transposer dans son expression et de transmettre aux autres l’é­motion ressentie, voilà ce qui est précieux et ce qui classe un artiste parmi les meilleurs. Ravier était de ceux-là, par des moyens d’une synthèse savante, faite de volonté, d’insis­tance en face du but poursuivi, il nous rend l’éblouissement de la lumière, il retrouve de notre temps ce qui fait l’une des qualités les plus rares de notre Claude Lorrain. » Albert Maignan à Félix Thiollier -17 septembre 1899

W. Turner, Grand Palais. https://www.ecosia.org/images?

Ravier avoue que, « tourné exclusivement du côté de la lumière » il est fasciné par ce grand artiste qui est le premier à peindre la lumière du soleil vu de face…Cet affrontement avec le soleil, de face, sera toujours un défi.

Corot aussi, l’ami de la jeunesse de Ravier, rêvait de la peinture du Lorrain et l’exprime : « Quand on regarde un de ses tableaux, il semble qu’on voie un vrai coucher de soleil, c’est l’effet que je voudrais produire moi aussi : je cherche à rendre le frémissement de la nature… »  V. Pomarede, F. A. Ravier, Lyon, RMN, 1996, p 57, op.cit

Cependant, Charles Blanc (1813-1882)[1], jeune critique qu’apprécie Ravier, plusieurs fois mentionné dans sa correspondance, met un terme à cette parenté Lorrain et Turner en ces termes : « Le peintre français est d’une monotonie sublime ; l’artiste anglais est d’une éblouissante variété … [À la fin] il fut entraîné par une sorte de vertige. Il voulut creuser l’infini et il se noya dans l’atmosphère, il tomba dans le délire » Exp. Art Treasure of Manchester, 1857

Il faut certainement considérer le rôle indirect que Charles Blanc a joué sur Ravier dans sa compréhension de Turner.

Si l’Ecole Anglaise, avec ses grands artistes Cox, Cozens, Constable, Bonington, Girtin, ou Turner, a libéré la peinture de paysage de son carcan du Beau Idéal, l’école française a, quant à elle, profité de la leçon. Turner est une connexion entre le Lorrain et Ravier par sa disposition à interpréter la lumière, par la confusion, ou la fusion, de ses ciels et de l’eau, par la dissolution des formes et la prééminence de la couleur.

coucher de soleil
Ravier, Coucher de soleil sur les marais de Morestel, aquarelle sur papier, signée en bas à droite, coll. part.

[1] BLANC, Charles, frère de l’homme politique et historien Louis Blanc ; critique d’art, il fut directeur des Beaux-Arts de 1848 à 1852 et de 1870 à 1873, membre de l’Académie des Beaux-Arts en 1868, rédacteur en chef de la Gazette des Beaux-Arts, collaborateur à l’Histoire des peintres de toutes les écoles, en 14 volumes, écrivit une Histoire des peintres français au XIXe siècle  ainsi que la Grammaire des arts du dessin ; il fut professeur d’esthétique et d’histoire de l’Art au Collège de France en 1878.

« Naturiste, personne encore ne l’a été plus passionnément plus foncièrement que Ravier. Certes nous avons eu bien avant sa venue une éminente dynastie d’interprètes du paysage : Poussin, Claude gelée, Jacob Ruisdael, Hobbema, le prodigieux Rembrandt, Lantara, Moreau, Old Crome, John constable, Turner, Corot, Dupré, Rousseau, Daubigny pour ne citer que les chorèges, ont œuvré maintes fois en fervent naturistes. Mais aucun d’eux ne s’est lancé dans le naturisme aussi loin, aussi éperdument que notre artiste ». Alphonse Germain, 1915 

 « Ravier est un grand visionnaire, et sur le tard lorsqu’il vit des aquarelles de Turner il dit : mais je fais cela depuis des années ! et il est vrai qu’il est de la même famille » Henri Faucillon, 1928

« Nul artiste, si ce n’est Turner, n’a traduit avec plus de vérité et de lyrisme, les embrasements féeriques et les agonies du soleil couchant de François-Auguste Ravier » René Jullian, 1937.

« Chaque crépuscule est pleuré par des vers et des violets différents. Un Turner plus tendre à composer ces fêtes pleines de rayonnements, de palpitations ; on ne peut pas être romantique avec moins d’emphase »… Claude Roger Marx, décembre 1947

« Un Turner plus élégiaque à composer ces fêtes pleines de frissons, de pâleurs, de recueillement. Et rien n’est moins ostentatoire que ses poèmes limpides et brefs composés avec ferveur, loin des villes, sous la protection du silence. » Claude Roger Marx Le paysage français de Corot à nos jours, Paris, 1952

 « Ses aquarelles visionnaires comme celles de Turner saisissent les fulgurations mouillées de la lumière, les embrasements du soir sur les étangs » Jean Leymarie, 1963.

« Aujourd’hui, à l’heure où l’on définit Ravier : Un Turner qui aurait peint comme un Soutine, chacun s’étonne en comparant ces quelques dates. Ravier 1814–1895, Daubigny 1817–1878, Monet 1840–1926. Car Ravier est effectivement l’homme qui a dépassé l’impressionnisme avant même que l’on commence d’en parler.… La lumière avant tout. » Bernard Clavel, Le Barbizon lyonnais, une école de lumière. Octobre 1965

« Turner, qui voua sa vie à la promotion du paysage, ne fut jamais un défenseur du paysage contre l’Histoire, un porte-drapeau moderne d’un art moderne… au contraire, comme l’a parfaitement compris Ruskin… son art du paysage est celui d’un homme habité par une vision tragique de l’Histoire… » Turner, menteur magnifique. Pierre Wat, 2010.

 

Ces jugements, parfois restrictifs pour les deux peintres, réduisant leur art et leur technique à un simple métier d’ordre documentaire, est généralement partagé par ceux qui ont réalisé leur fortune critique…

Les deux artistes vont bien au-delà : Turner par sa virtuosité de génial illuminé et Ravier par son enthousiasme de subtil inspiré. Turner, comme Picasso plus tard, ne cherche pas : Il trouve ! Ravier a cherché toute sa vie jusqu’à ce qu’il écrive à 60 ans : « Je travaille à mort. De la lumière ! Ça vient, je commence à être content de moi- mais c’est un peu tard… »  Ravier à F. Thiollier, 12 oct.1874.

À 64 ans, en 1878, après des années de métier, Ravier amorce la vieillesse tranquillement mais animé par la conscience de la fuite inexorable du temps qui va lui manquer bientôt. À Morestel où il réside depuis 1867 il pratique intensément l’aquarelle, « beaucoup, beaucoup, car je travaille bien plus qu’à Crémieu. Le pays est inépuisable, surtout quand on cherche à approfondir la nature intime du ton, et qu’on voit une différence entre les mêmes sujets, observés à des jours et des vents différents »

Si Turner et Ravier ont quelque chose en commun, ce n’est certainement pas le génie. Naturel chez le surdoué d’outre Manche, laborieux, dans le sens noble du terme, chez le dauphinois qui est bien conscient d’avoir « du talent mais pas de génie », Ravier sait qu’ « un artiste complet est non seulement un voyant mais un exécutant… et rajoute : « je suis un vrai libertin…libertin avec la nature… je suis un artiste inachevé ». Ravier à Thiollier, Morestel, 25 février 1873

L’immédiateté de leur vision diverge en plusieurs points : Turner est visionnaire et appréhende d’emblée l’image qu’il va restituer alors que Ravier s’imprègne longtemps et s’immerge dans cette perception sans la transcender dans la démesure ou l’inexactitude. Turner aura des visions fantaisistes, Ravier traduira fidèlement. Le geste sera similaire, la technique servira les deux hommes, la rapidité de l’aquarelle dont l’erreur est fatale secondera les deux artistes, l’un avec son métier de visionnaire et l’autre avec un ressenti de missionnaire.

            La critique et les biographes sont unanimes pour établir les incohérences de style de Turner mais aussi le haut degré de sa qualité de coloriste et, par-delà -même, de sa vision de l’espace même si elle est due au hasard. Sa vision prime sur la vérité de la forme qu’il révèle (tempête, vaisseau, marines, ports, châteaux, cathédrales, fleuves, montagnes des Alpes suisses ou françaises, arbres, paysages…) mais pas la structure de cette forme : le mouvement et le langage de cette configuration reste parfois sans contours. La couleur, ou la tache de couleur, est le véritable guide qui construit l’œuvre sur papier de Turner. Dans les 15 premières années du 19e siècle il publie un album, son fameux Liber Studiorum (Livre d’Etude), et plus tard le Liber Fluviorum (Livre des fleuves)[2], sorte d’anthologie de gravures imaginées ou réelles, à la façon du  Liber Veritatis  de Claude Lorrain… Cela semble démontrer que Joseph William Mallord se laissât glisser non sans déplaisir avec une douce folie dans l’aquarelle visionnaire et dans la contradiction, entre chimère et méthode, entre mirage et procédé…et son livre fut un immense succès commercial.

 


[2] TURNER (Joseph Mallord William), Ouvrage sur les rivières de France avec de nombreuses gravures sur acier Liber Fluviorum or River Scenery of France depicted in Sixty-one Line Engravings. Londres, Bohn, 1857. In-4, 336 pp., 60 planches gravées sur acier, dont une en frontispice.

Ravier possède en commun avec Turner le goût de l’effort et la saveur de la vie simple. Travailleur infatigable et parcourant la campagne toute la journée à la pioche du motif, rentrant le soir pour se mettre à sa table de travail, et barboter dans sa peinture jusque tard dans la nuit, s’essayant à une cuisine pour achever à l’aquarelle les observations notées sur le papier et amassées tout le jour, heureux d’avoir cherché, Ravier transpose…

Non content de transcrire scrupuleusement une ligne d’horizon, il souligne au crayon avec une précision de miniaturiste un détail qui accroche le regard au loin. Puis avec un coloris raffiné et un geste libre, il élabore un premier plan, qui semble délaissé au détriment de la lumière irradiant le centre du tableau. Ravier n’a guère dépassé les limites de la contrée dauphinoise, si ce n’est pour aller à Paris rendre un dernier hommage à Corot en 1875, et en Suisse retrouver des amis peintres genevois, définitivement suiveurs de Barthélemy Menn qui défiaient « ce grand chiqueur de Calame »…

Turner aime les matins, Ravier adore les soirs.

Turner a passé sa vie à voyager et à affronter les périls, que ce soit en restant attaché en haut d’un mât de navire pour mieux sentir la tempête, ou en traversant des contrées hostiles comme nos Alpes. Fasciné par la mer, il compose de nombreux paysages flamboyants où la couleur est posée en taches vives. Dans une série d’aquarelles sur papier, l’artiste anglais exprime toutes ses angoisses face à l’océan tourmenté aux couleurs spectaculaires. Quand il revient au paysage, il croque à toute allure et invente sur le vif et se justifie :

«… il est nécessaire de distinguer la vérité première de la vérité secondaire, à savoir l’idée plus vaste et libérale de la nature de ce qui est comparativement étroit et confiné ; à savoir ce qui s’adresse à l’imagination de ce qui s’adresse à l’œil…»

 Il arrivait souvent que Turner tourmenté et instable se cache et s’encanaille par l’alcool dans les bas quartiers des grandes villes européennes lors de ses voyages, ou à Londres, ne rentrant que rarement chez lui et sous un prête-nom.

« Il est avaricieux et vit dans le désordre et l’inconfort… il est misanthrope et bourru…il traverse sa longue vie en isolé… » C. Mauclair, Turner, Paris, 1939.

lake nemi
JM Turner, « Lake Nemi », 1827

 Turner meurt comme un misérable et pourtant immensément riche. La vie des peintres s’oublie, seule l’œuvre subsiste et se perpétue.

Ravier, lui, pouvait passer aussi pour un être hirsute dans son pays, vêtu du simple paletot des peintres, et pouvait se montrer, selon ses propres termes :« Un ours, un égoïste, un sauvage mal éduqué, un être personnel, autoritaire, misanthrope…Rappelons-nous la simplicité de vie et de mœurs de nos grands hommes, Poussin et Lorrain, pour ne nommer qu’eux. » Lettre de Ravier à C. Beauverie, 1889.   

Le poète tout comme l’ermite, le cénobite, ou l’anachorète était pourtant qualifié de sage et de philosophe par ses pairs. Vivant dans l’aisance matérielle, il n’était absolument pas dépensier et vivait simplement. D’un naturel équilibré et bonhomme, il ne s’enflamme que pour son art. Sa grande sagesse et son bon sens se ressentent dans ses écrits comme dans sa peinture. Quant à ses incessants « progrès du côté de la lumière », ils seront fondateurs de son bel enthousiasme, « L’enthousiasme, c’est l’équivalent de la poésie, c’est la vraie vie …pour moi, je n’ai que le mérite de la recherche sincère vers un idéal que j’entrevois…» Lettre à F. Thiollier, 1872.

Au contraire de Turner, sa vie fut très calme jusqu’à la fin, et, sauf les contingences domestiques et familiales, rien ne vint entraver ses émotions artistiques. « Ecouter de la terre une voix qui s’élève… La nature reste, c’est suffisant, c’est encore l’infini …  J’aurai donné tout mon talent pour la réalisation du rêve … » Lettre à F. Thiollier, 1880.

François-Auguste Ravier « Arbres, route de Morestel », coll. part

 

turner, peinture et aquarelles
Turner, peintures et aquarelles. Collections de la Tate. 13 mars- 20 juillet 2020. Musée Jacquemart-André https://www.musee-jacquemart-andre.com/fr/decouvrez-visite-virtuelle-lexposition

« Seules, les célèbres aquarelles de Turner peuvent être comparées à celles de Ravier, et cela sans que le peintre de Morestel souffre du rapprochement. On aurait tort d’ailleurs de croire à une influence subie ou de supposer seulement que les œuvres du maître anglais aient indiqué à Ravier la voie qu’il devait suivre. [….]

Il ne saurait être question de placer sur le même rang, dans leur ensemble, l’œuvre de Turner et celle de Ravier. Cependant, si Ravier est visionnaire et lyrique autant que Turner, sa poésie, plus intime, moins ambitieuse, moins imaginative aussi et moins ample puisqu’elle se restreint au pur paysage et qu’elle ne fait appel ni à la commune humanité ni aux évocations de légende, il faut reconnaître qu’elle a une source plus naturelle. Même alors que Ravier paraît plus chimérique, il ne tombe jamais, comme il arrive à l’illustre anglais, dans l’arbitraire, et il ne perd jamais le contact avec cette nature qu’il aima sincèrement, humblement, ardemment. Turner chérit surtout ses propres rêves ; il voulut faire mieux et plus beau que la nature : de là vient, parmi tant de prestiges et de magnificences, quelque chose d’étranger, d’inhumain qui nous pénètre d’une admiration glacée, un scintillement de splendeur morte. Turner, comme Gustave Moreau, comme d’une autre façon Whistler, appartient à l’espèce de ces artistes dilettantes pour qui le monde est un miroir semblable à la fontaine où Narcisse se mire.

Ravier est un raffiné lui aussi ; cependant il aime la nature simplement, comme un amoureux qui, dans l’objet de sa passion voit un être existant par soi même : sa ferveur toujours renaissante ne se lasse pas de découvrir dans cet objet des raisons nouvelles de l’aimer.

…….« Don Juan inoffensif et d’un nouveau genre ! », écrit-il « je remplis mon carnet de motifs qui me plaisent, et, plus heureux que Don Juan, j’en ai plus de trois mille…Je suis comme un amoureux inépuisable et la vie va me manquer bientôt ».

Il s’acharne, espérant sans cesse et désespérant toujours, à rendre la beauté telle qu’elle se manifestait à ses yeux émus : sa virtuosité ne fut qu’une méthode pour approcher le divin. Ce solitaire est un enthousiaste ; ce misanthrope qui a presque exilé de se œuvres l’image de l’homme, a cependant l’amour de la vie. Personne, je crois, n’a su mieux que lui, faire comprendre, par les touches du pinceau et par les jeux de la couleur, que le soleil qui nous éclaire n’est pas un foyer immobile, que la lumière est animée, qu’elle se meut dans le ciel où elle s’épanouit, que , sur la terre, sur l’herbe et sur les arbres, ses rayons se déplacent incessamment, abrégeant ou allongeant les ombres, dorant la cime d’un peuplier que l’obscurité gagnera bientôt, ou envahissant joyeusement le fond d’une vallée qu’emplissent encore de froides vapeurs. Le japonais Hokousaï [sic] s’appelait lui-même « le vieillard fou de dessin » ; Ravier aurait mérité de prendre un surnom analogue « Le vieillard fou de lumière »… Jamot, ibid. op.cit., p.48.

J.M.W. Tuner, Rome, From Mount Aventine [19/01/2021]

Si Ravier a rêvé de surpasser Turner, ce n’est pas en le plagiant ni en l’imitant, mais en gardant fondamentalement sa personnalité pétrie de jubilation, d’enthousiasme et de modestie. Il clamait d’ailleurs souvent qu’ « En art, il faut tâcher de rester soi et de ne ressembler à personne. »

Turner et Ravier eurent en commun le sens du travail, de l’effort, de l’exaltation et de la création. En observant leurs œuvres respectives dans leur ensemble, on constate chez les deux artistes ce véritable don de créer, cet art personnel et brillant, et pourtant si différent…

www.culture-first.fr/images/exposition-turner-musee-jacquemart-andre-paris Lucerne, Tate Britain

Don, inné et assorti de génie chez Turner, intellectualisé et cultivé chez Ravier. Les « images du néant, mais très ressemblantes » (William Hazlitt) de Turner ne contrebalancent-elles pas les  petites études-tableaux, intimes, fleur de poésie  de Ravier ? Ce n’est pas impossible. Tous deux se dévoilent à travers leur œuvre achevée comme dans leurs « Colour beginnings », leurs carnets intimes. L’art est un tout !

L’un fut un géant de la peinture en Angleterre, l’autre un « petit maître » en France. L’ambition de les comparer, ou de les confronter, s’assortit d’une grande fascination devant leurs actes créateurs, chacun selon leur individualité, leur tempérament, leur caractère. Le défi valait le coup d’être tenté, et le « petit maître » s’en sort bien…

Laissons encore une fois le dernier mot à Paul Jamot, le seul historien d’art à avoir écrit sur les deux artistes Turner et Ravier dans son Introduction à l’histoire de la peinture, (Turner, p. 141, 142, 143 et Ravier p. 175; éd. Plon, Paris 1947):

« L’aventure du génie inaperçu, parce qu’on le croit insignifiant, reste toujours possible.»

Campagne romaine au pin parasol
François-Auguste Ravier, Campagne romaine au pin parasol, 1840-47, anc. coll. F.T

Christine Boyer Thiollier, extraits et reprise du texte  « JMW Turner-François-Auguste Ravier /Lumières partagées, aquarelles », catalogue AMRA, Avril 2007, Maison Ravier

7 Février 2021

Cf. English translation by Monica Bonfort